1. L'autre affaire de sous-marins
LE MONDE | 02.07.2012 à 15h37 • Mis à jour le 02.07.2012 à 15h37
Par Céline Boileau, Gérard Davet et Fabrice Lhomme
Altantuya Shaariibuu avait 28 ans, une tête bien faite, un physique avantageux... et, pour son plus
grand malheur, des amis haut placés au sommet du pouvoir malaisien. Le corps de cette
interprète mongole, surnommée "Tuya", a été découvert en octobre 2006 au coeur de la forêt
vierge. Le corps ? Ce qu'il en restait plutôt. Ses assassins, après l'avoir tuée de plusieurs balles
tirées à bout portant, ont truffé son cadavre d'explosifs avant d'y mettre le feu... Mais ce qui
aurait pu n'être qu'un sordide fait divers a fini par virer à l'affaire d'Etat, dont les répercussions
dépassent les frontières de la Malaisie, au point désormais d'embarrasser la France. Car la
disparition tragique de "Tuya" pourrait être la face sanglante d'un scandale politico-financier, sur
fond de contrats d'armement signés entre Paris et Kuala Lumpur.
L'enquête de la police malaisienne a en effet établi que la jolie jeune femme, au moment de sa
disparition, faisait chanter son amant, Razak Baginda, conseiller du ministre de la défense de
l'époque, Najib Razak. Ce dernier est aujourd'hui premier ministre. "Tuya" était détentrice
d'informations compromettantes sur les dessous de la vente par la France à la marine
malaisienne, en juin 2002, de deux sous-marins de type Scorpène. Le marché a été conclu par la
Direction des constructions navales (DCN, devenue DCNS en 2007) et Thales. Un contrat de 1,1
milliard d'euros, négocié côté français sous le gouvernement Jospin (1997-2002), qui avait pour
ministre de la défense Alain Richard, et conclu le 5 juin 2002, quelques semaines seulement
après la formation du gouvernement Raffarin et l'arrivée de Michèle Alliot-Marie rue Saint-
Dominique, le tout sous la présidence de Jacques Chirac.
INFORMATION JUDICIAIRE POUR "CORRUPTION ACTIVE ET PASSIVE"
Saisis dès 2009 par une plainte de Suaram, une ONG malaisienne, les policiers de la division
nationale d'investigations financières et fiscales (DNIFF) estiment que la vente des sous-marins a
donné lieu au versement de pots-de-vin faramineux : 150 millions d'euros, selon les derniers
calculs des enquêteurs... Ces fonds auraient profité aux décideurs malaisiens, notamment à
l'UMNO, le parti au pouvoir depuis plus de cinquante ans dans l'ancienne colonie britannique,
mais une partie d'entre eux auraient pu revenir en France sous forme de rétrocommissions. C'est
du moins ce que semblent soupçonner les juges parisiens Roger Le Loire et Serge Tournaire, qui
instruisent depuis mars une information judiciaire ouverte pour "corruption active et passive" et
"abus de biens sociaux".
Le gouvernement Jospin avait pourtant ratifié, en 2000, la convention OCDE de lutte contre la
corruption, rendant illégal le versement de commissions à des "agents publics étrangers"... Après
l'affaire des frégates de Taïwan, qui a coûté si cher aux contribuables français (un tribunal
arbitral a condamné en 2011 la France à 460 millions d'euros d'amende pour avoir versé des pots-
de-vin), et alors que l'enquête sur l'attentat de Karachi met au grand jour les commissions
occultes versées en marge de la vente de sous-marins au Pakistan et de frégates à l'Arabie
saoudite, le petit monde de l'armement français se serait bien passé d'un nouveau scandale.
L'affaire trouve son origine à la fin des années 1990. La Malaisie veut se doter de la marine la
plus moderne de la région. Et prévoit un budget en conséquence. L'objectif est prestigieux :
équiper le pays de ses premiers sous-marins et former sa marine royale. La crise asiatique est
passée, le gouvernement français connaît le potentiel stratégique, d'un point de vue militaire mais
2. aussi économique, de la péninsule, dont le détroit de Malacca est une porte d'entrée sur la mer de
Chine. Ce marché est une aubaine pour l'industrie de la défense française, en pleine
restructuration : Jean-Marie Poimboeuf vient d'être nommé à la tête de la DCN, l'entreprise se
transforme en une société de droit privée à capitaux publics, et passe donc des mains de la
direction générale des armées à celles du ministère de la défense. Il ne s'agit plus seulement pour
elle de vendre, mais d'apprendre à faire des bénéfices. Elle cherche alors à diversifier ses
exportations.
LOBBYING INTENSE
La concurrence internationale pousse aussi au rapprochement de deux poids lourds de l'industrie
française. Après l'arrivée de Denis Ranque à la tête de Thales, le projet de fusion est lancé entre
les deux entreprises. En attendant, DCN-I (filiale commerciale de la DCN) et Thales s'apprêtent à
créer une filiale commerciale commune, en 2002 : Armaris, dirigée par Pierre Legros, un ancien
de Thales. Armaris sera chargée du dossier malaisien un mois après la signature du contrat, en
juin 2002. Avec l'accord du gouvernement, Thales, fort de son réseau asiatique qui a déjà fait ses
preuves à Taïwan et de la culture d'une entreprise privée qui surveille ses marges, est chargée de
la prospection commerciale.
L'enquête de la police judiciaire montre que les industriels français ont conscience qu'il va falloir
mener un lobbying intense auprès de la classe dirigeante malaisienne face à la concurrence
internationale. Ils auraient ainsi fait la connaissance de plusieurs intermédiaires, dont Razak
Baginda, présenté comme le conseiller d'un ministre de la défense promis à un bel avenir, avec
qui il entretient également des relations personnelles. Razak Baginda est un personnage
incontournable, celui sur qui tout repose pour faire passer le contrat. Son épouse détient une
société officiellement fournisseuse de services pour des chantiers navals, Perimekar, qui va
toucher la coquette somme de 114 millions d'euros pour des prestations pour le moins suspectes,
voire fictives... L'enquête a également révélé qu'une autre entreprise - Terasasi -, dirigée par
Razak Baginda et ses proches, avait perçu plusieurs dizaines de millions d'euros de
commissions...
Les perquisitions menées en mai 2010 aux sièges de la DCNS et de Thales ont ainsi permis de
faire apparaître les mécanismes d'un système de financement complexe. Un rapport confidentiel
découvert par les policiers dans les bureaux de la DCNS est plus explicite : "L'UMNO, le parti
au pouvoir, doit être le plus grand bénéficiaire (outre les individus) des transferts de monnaie
dans le cadre des contrats de défense majeurs en Malaisie. Les consultants (agents ou sociétés)
sont souvent utilisés comme un réseau politique pour faciliter ces transferts et recevoir des
commissions (...)" Et le document de préciser : "Le gouvernement français n'accepte plus ces
importantes commissions considérées comme étant des paiements pour les officiels du
gouvernement. Une alternative est la création de fournisseurs de services." En clair, pour
contourner la législation qui proscrit les pots-de-vin, il est recommandé de passer par des
sociétés-écrans... Interrogé comme témoin par la DNIFF le 6 juin 2011, l'ancien directeur
financier de DCN-I, Gérard-Philippe Ménayas, a d'ailleurs été très clair s'agissant de la
compagnie Perimekar : "Je pense que cette société servait à créer un enrichissement sans cause
pour ses actionnaires. Ce système a été mis en place par le gouvernement malaisien et DCN
n'avait guère le choix."
Les juges enquêtent également sur le rôle de la société maltaise Gifen, l'une des entités créées par
Jean-Marie Boivin, l'homme-clé des commissions à la DCN, comme l'enquête sur le volet
financier de l'affaire de Karachi l'a établi. C'est par ce biais qu'auraient pu transiter des
rétrocommissions destinées à des décideurs français. Une hypothèse rejetée par Gérard-Philippe
3. Ménayas, qui a déclaré aux enquêteurs que Gifen lui aurait été présenté par Jean-Marie Boivin
comme la structure utilisée pour prendre en charge "les frais de voyage de M. Baginda avec son
interprète, Mme Altantuya Shaariibuu". Dubitatifs, les deux juges français ont délivré une
commission rogatoire internationale aux autorités maltaises pour en savoir plus. D'autres
demandes similaires sont en cours à Hongkong et Singapour.
Des investigations qui commencent à inquiéter le pouvoir malaisien. Le 26 juin, l'actuel ministre
de la défense, Ahmad Zahid Hamidi, répondant à une interpellation de l'opposition sur ce sujet, a
affirmé que le contrat des sous-marins avait résulté "de négociations directes en accord avec les
procédures de passation des commandes publiques" et réfuté toute corruption. Quant à l'enquête
sur la mort de "Tuya", elle a débouché en Malaisie sur l'arrestation de deux membres des services
spéciaux, qui ont été condamnés à mort. Razak Baginda, soupçonné d'avoir commandité
l'assassinat, a finalement été blanchi. Najib Razak, le premier ministre, n'a pas été mis en cause
par la justice malaisienne sur ce volet de l'affaire. Mais il est clairement menacé, désormais, par
les développements de l'enquête financière des juges Le Loire et Tournaire. Dans un rapport de
synthèse du 7 juillet 2011, la DNIFF souligne ainsi que le contrat Scorpène a
"vraisemblablement permis de corrompre les décideurs locaux, en l'occurrence le premier
ministre malaisien en place actuellement".
"Ce dossier est éloquent quant aux limites de la convention de l'OCDE qui manifestement n'a
pas bridé certains comportements", estiment Mes William Bourdon et Joseph Breham, conseils
de l'ONG Suaram. Si la DCNS se refuse à tout commentaire, Me Olivier Metzner, au nom de
Thales, assure qu'"aucun fait de corruption ne pourra être reproché" à son client.
Une chose est sûre : depuis la vente de ces trois sous-marins, voilà dix ans, les contrats se sont
succédé entre la DCNS et le gouvernement malaisien. Un juteux marché de 2 milliards d'euros a
même été conclu en décembre 2011, faisant de la Malaisie l'un des principaux clients à
l'exportation de la Direction des constructions navales.
Céline Boileau, Gérard Davet et Fabrice Lhomme